PSYCHOLOGIE POLITIQUE = PSYCHOLOGIE SOCIETALE + POUVOIR ?


Tenter de définir les racines de la psychologie politique revient à enraciner le débat autour de deux questions fondamentales : Quel type de psychologie politique cherche-t-on à ancrer dans l’histoire ? Quelle est la différence entre la psychologie sociale et la psychologie politique?

La psychologie politique telle que je l’envisage est une psychologie politique sociétale (cf. Doise et Staerklé 2002) : une approche contextualisée dans l’histoire, la société et la culture et une approche focalisée sur l’interaction et les aspects intersubjectifs du ‘meaning-making’. Tout en ayant une prise de position sociétale, elle se différencie des sciences politiques en général et de la sociologie politique en particulier par l’importance qu’elle accorde au coté subjectif et inter-subjectif de la vie politique (genèse / fonctions et non seulement description des identités, attitudes, etc.). Définie de telle manière, la vie politique n’inclut pas seulement les institutions de l’Etat, la prise des décisions politiques, l’interêt des divers acteurs (leaders, associations, lobbies, etc.) mais aussi la vie de tous les jours, les opinions, attitudes et représentations sociales qu’ont les citoyens sur le domaine politique, leurs identités sociales, leurs idéologies et valeurs, etc. Une psychologie politique sociétale doit être socialement pertinente et orientée vers l’action et l’intervention sociale. Elle ne doit pas éviter de faire face aux grands défis comme le racisme ou la léthargie politique des jeunes.

La psychologie politique sociétale se différentie de la psychologie sociale car elle essaye de conceptualiser et opérationaliser le pouvoir, en tant que variable explicative pour les comportements et les représentations, et en tant que variable à expliquer. Selon la ‘field theory’ de Kurt Lewin (1951), on doit différencier deux formes de pouvoir : d’un côté, le pouvoir propre ou le potentiel d’un individu ou groupe d’influencer des autres, et de l’autre côté le contrôle et l’influence sociale, termes qui dénotent le pouvoir en action. Les ancêtres d’une telle psychologie du pouvoir remontent jusqu’à la philosophie sociale de Machiavelli (1513) et Hobbes (1651). Ensuite, en psychologie sociale, l’investigation du désir ‘pour pouvoir après pouvoir’ (Nietzsche 1968), a produit des champs d’étude comme l’agression, la conformité à la pression intra-groupe, de l’obéissance et le pouvoir dans le langage.

Du coté psychologie sociale sociétale, il faut inclure la philosophie socio-centrique de Plato et de Hegel (1770-1831) qui inaugurait l’idée de l’existence d’un ‘esprit de groupe’, distinct de l’esprit de l’aggregation des individues faisant partie de ce groupe. En psychologie sociale sociétale, parmi les nombreuses auteurs à considérer, j’aimerais me concentrer sur deux groupes d’auteurs : la Völkerpsychologie de Moritz Lazarus, Herrmann Steinthal et Wilhelm Wundt (1832-1920) et la psychologie collective (ou ‘des masses’) de Gabriel Tarde, Scipio Sighele et Gustave Le Bon (1841-1931).

La psychologie des peuples (Völkerpsychologie), approche revendiquée en Allemagne dans la deuxième moitié du 19ème siècle, est l’étude des ‘manifestations de l’esprit’ comme les mœurs, les coûtumes, la culture matérielle, les tendances collectives, le changement social, et, en particulier, le langage. Selon Wundt, elle est l’équivalent et le complément de la psychologie expérimentale. Bien que cette approche ait été politiquement motivée (construction nationale en Allemagne), qu’elle manque d’applications empiriques et d’une méthodologie rigoureuse, et qu’elle soit ensuite tombée dans l’oublié en psychologie sociale (mais pas en anthropologie et sociologie), elle nous rappelle que les cognitions et contenus mentaux sont exprimés et formés à travers de l’interaction avec le sphère sociale, en particulier le langage, et qu’une étude de le la cognition ne devrait pas seulement se concentrer sur le ‘information processing’ individuel mais aussi sur les objectivations de l’esprit dans leur variations historiques et culturelles.

La psychologie des masses/des foules qui s’est développée simultanément à la Völkerpsychologie en France et Italie avait comme objet l’étude de l’’âme de la foule’ ainsi que de l’expérience des individus dans la foule. Plus précisément, elle essayait de comprendre pourquoi et comment les individus deviennent anormaux, irrationnels et infantiles sous l’influence de la foule – question centrale pour la bourgeoisie qui, à la fin du 19ème siècle, se voyait menacée par les soulèvements des ‘masses’ (succession de révolutions en France, l’industrialisation et l’urbanisation suivies par le fondement du socialisme, des syndicats, des manifestations de mai, la Commune de Paris, etc.). Gustave Le Bon (1841-1931), le " maître de la psychologie des masses " (cf. Freud, Moscovici), a vulgarisé ces idées dans son ouvrage La psychologie des foules. Dans un texte confus et répétitif, Le Bon propose une grande synthèse des nombreuses innovations scientifiques de l’époque comme la suggestion (hypnose), l’épidémiologie et la criminologie appliquées aux foules par des auteurs italiens et français comme Henry Fournial, Gabriel Tarde et Scipio Sighele sans jamais les citer. Summa summarum, Le Bon postule que l’âme de l’individu devient plus primitif et émotionnel dans le contexte de la foule ‘délinquante’ (cf. Sighele) car l’individu se retrouve dans un état sou-conscient d’hypnose qui est contagieux.

Les travaux de Le Bon ont été fortement critiqués (par exemple par Moscovici 1981, Rouquette 1994 et Barrows 1990 ; voir bibliographie du séminaire) notamment pour sa conception de la ‘foule’ comme délinquante par définition, une maladie de la civilisation, qui nie simultanément les atouts de la pensée sociale et le potentiel d’action du sujet et qui érige une barrière au sens large entre les ‘masses’ (la pensée du sens commun, l’action collective) et les ‘élites’ (la logique formelle, le gouvernement). En revanche, quelques thèmes de la psychologie des masses ont été retenus par la nouvelle psychologie sociale individualisée, comme par exemple l’aggression, la violence collective, et les concepts explicatifs comme la déindividuation, l’identité sociale et la catégorisation sociale ou ils expliquent des effets de groupe (Turner, Hogg, Oakes, Reicher & Wetherell 1987), l’influence sociale et la suggestion, contagion et imitation (Moscovici 1985).

Alors que, pour Le Bon, la psychologie politique est " l’art de gouverner les peuples " (art qu’il a ensuite mis en pratique comme conseilleur stratégique de Benito Mussolini), la plupart d’auteurs aujourd’hui considère que la psychologie des masses est elle-même le seul grand précurseur de la psychologie politique, éventuellement complétée par la psychologie des minorités (cf. Moscovici 1989: 16).